- Billet - Depuis le confinement total annoncé par le gouvernement pour contrer le Covid-19, de nombreuses voix s’élèvent pour critiquer l’action gouvernementale.
Au premier rang des négligences pointées du doigt, la gestion des stocks de masques, de gels hydroalcooliques, ainsi que le choix « indécent » de maintenir des élections municipales alors que la France s’approchait du stade épidémique.
Au-delà de ces réactions à la fumée des cierges, interrogeons-nous sur la méthode employée par les autorités pour faire face au risque sanitaire, en la comparant avec celle usitée par ces mêmes autorités pour lutter contre le risque financier.
S’il en ressort de nombreuses similitudes, la gestion du risque de marché apparaît aujourd’hui bien plus élaborée que celle du risque sanitaire.
Au sein de la discipline du risk management, l’expression « nous ne pouvions pas savoir que la crise aurait une telle ampleur », n’a aucune place. En effet, les prestataires de services d’investissement (PSI) doivent respecter un corpus de règles justement conçues pour contrer des crises d’une particulière violence.
Pour cela, les PSI doivent mettre en oeuvre au moins une méthode de calcul du risque dont la référence est une zone de turbulence extrême des marchés financiers. Ils disposent pour cela, entre autres, de la Stressed Value At Risk (SVAR), c’est à dire du montant maximal des pertes que les actifs engagés pourraient subir en temps de très forte volatilité, avec une certitude de 95 à 99%.
Cette SVAR permet ensuite de calculer le montant des capitaux propres à réserver pour l’amortissement de pertes. Ces capitaux propres sont composés en « strates », avec plusieurs niveaux de noyau dur et des niveaux plus flexibles.
Les crises financières que nous avons connu montrent que les plus grands désastres se manifestent lorsque les établissements financiers négligent voire passent outre ces règles visant à prévenir les risques financiers.
Quel est donc l’équivalent de la SVAR pour la gestion du risque sanitaire ? Quels sont les moyens à « mettre de côté » pour contrer une épidémie ? Apparemment, on y a pas vraiment réfléchi…
Alors que dans le monde de la finance, les capitaux propres des institutions financières se trouvaient être renforcés depuis 2008, les stocks de masques visant à faire face à un risque sanitaire ont été, eux, revus à la baisse. Triste analogie…
En 2009, la France avait à sa disposition 723 millions de masques respiratoires FFP2. Janvier 2020, elle ne disposait plus que de 117 millions de masques pour faire face à la crise.
Il s’agissait dès 2010 de faire des économies, en laissant aux établissements de santé la responsabilité de s'approvisionner en masques. Le stock « stratégique » de masques, d’origine étatique, n’était alors plus vraiment stratégique: Les masques sont importés essentiellement de Chine en flux tendu. C’est un stock « commercial ».
Encore par analogie avec la finance, c’est comme si les obligations en capitaux propres étaient sous-traités à l’étranger. On s’autorise donc à multiplier tous les risques en la matière: Risque de signature (contrat pas honoré en cas de difficulté), risque de crédit (faillite de la contrepartie), risque systémique (contagion d’une faillite d’un fabricant à d’autres), risque de concentration (tous les masques produits en Chine), risque de marché (pas de contrôle sur les prix), délai de transport...
L’argument majeur était à cette époque la capacité de production de 6 millions de masques par semaine. Or, dans le cas d’un franchissement de seuil épidémiologique, il aurait été nécessaire de produire 15 millions de masques pour les seuls personnels soignants et sans doute 10 fois plus pour couvrir les besoins de l’intégralité de la population. Sachant que l’on doit changer de masque toutes les 3 ou 4 heures, autrement il n’est plus aussi efficace…
Pour résumer, contrairement à la finance, il n’y aucun modèle intellectuel encadrant l’approvisionnement d’un stock de protection sanitaire. C’est du « pifomètre ».
Tout cela est perturbant, car plus on creuse, plus on se rend compte que le risque sanitaire devrait être traité avec la même rigueur mathématique que le risque financier. Il y a ce même esprit de « contagion entre agent » et de « remède ». Les choses ne sont, c’est vrai, pas si simples, car il faut des références, des précédents indispensables pour modéliser, prédire.
Or, en matière de pandémie « globale » post-mondialisation, il n’y a eu de grands chocs, notamment en France. Certes, la grippe espagnole au début du XXe siècle donne des points de repère. Cependant, difficile de modéliser sur la base de cette référence les besoins en protection sanitaire. Nous voyageons aujourd’hui en avion ou dans des transports en commun bondés, nos contacts sont globaux et les foyers de contamination peuvent apparaître rapidement partout dans le monde. Il faut se référer à des épidémies plus récentes.
Ces pandémies récentes n’offrent pas, elles non plus, les données les plus satisfaisantes. Première pandémie du XXIe siècle1 , le SRAS (Sars-CoV) a surtout touché l’Asie, avec des foyers à Hanoï, Hong Kong, Singapour et Taïwan, bien qu’un foyer ait pu être déclaré à Toronto. La grippe A (H1N1), quant à elle, n’a pas entraîné la déclaration, en France, de la phase 6 de l’épidémie, correspondant à l’officialisation de son caractère pandémique par l’État.
Nos institutions n’ont pas été éprouvées comme elles le sont actuellement et comme elles le seront ces prochaines semaines. Les données de travail des « experts » pour une réponse publique nous semblent par conséquent très théoriques. Loin de l’ingéniosité pratique dont les chinois ont su faire preuve: Bidons sur la tête, masques improvisés avec des vêtements, etc…
En outre, à côté de ces problèmes de modélisation, il est impossible d’éviter un phénomène bien psychologique de rentrer en jeu. C’est celui de la minimisation du risque, du « laisser-aller » décrit par Minsky en matière de crédits2 .
Ce « laisser-aller » a conduit à la crise de 2008, qui a elle-même réveillé la crise des dettes souveraines. La réaction réglementaire et prudentielle fut très vive. Est-il possible de s’étonner de ce relâchement institutionnel si de tels chocs n'ont rien « bousculé » en matière de protection sanitaire ?
En effet, bien que ces épidémies aient été mortelles, leur intensité a été bien moindre sur le plan démographique que la crise de 2008 n’a pu l’être sur le plan statistique. De surcroît, on était très loin des traumatisants 50 millions de décès liés à la grippe espagnole. Cette absence de « choc » a relégué le risque sanitaire au dernier rang des priorités et des programmes politiques.
Dans ces conditions, fort logiquement, ce risque n’a fait l’objet d’aucun développement réglementaire si ce n’est pour économiser des dépenses: Il est complètement passé aux oubliettes, bien plus que le risque de crédit entre 2002 et 2007.
Le relâchement institutionnel sur les questions sanitaires entraîne enfin le « laisser-aller » de la population. Les gestes de précautions sont abandonnés. Les enfants ne sont plus éduqués aux gestes barrières. Les citoyens toussent sans mettre le coude devant la bouche. Tout au plus font-ils minent de mettre deux doigts devant la bouche, comme si ce geste symbolique était suffisant…
En Chine, la réponse étatique, dictatoriale, est venue renforcer des moeurs déjà bien au fait des gestes barrières. Ne trouvions-nous pas étonnant, dès 2009 avec la grippe A, de voir des asiatiques porter des masques ? Pour la plupart d’entre nous, ne disions-nous pas qu’il y avait exagération de leur part ?
De la même manière que les règles sur l’octroi de crédit étaient volontairement « oubliées », l’abandon des principes élémentaires de protection sanitaire est tel que le danger est nié alors même qu’il assiège la ville.
Dans ce contexte, peut-on reprocher au gouvernement de ne pas avoir adopté « la bonne posture » politique afin de freiner la progression du virus sans paralyser l’économie ?
Comme énoncé plus haut, le gouvernement mis en place par Emmanuel Macron a hérité, sans y porter une grande attention, de ce système d’approvisionnement de matériel sanitaire, improbable et décentralisé, sous-alimenté et jusqu’à présent largement camouflé par les crises budgétaires des établissements publics de santé depuis plusieurs décennies.
Si la responsabilité d’un système de réponse sanitaire totalement insuffisant ne peut incomber à ce seul gouvernement, sa réaction à l’aube de cette crise fut en revanche plus critiquable: Comment le gouvernement pouvait-il dans les premiers temps laisser le marché des masques suivre son cours normal, sans réquisitionner ni les stocks ni la production, alors même qu’il a été très tôt établi la transmission du virus par expectoration3 ?
Pour trouver l’explication de ces atermoiements, il suffit de se reporter aux avis des spécialistes qui, malgré leurs qualifications incontestables, ont été frappés en masse par ce fameux « relâchement » mis en exergue par Minsky.
Sur BFM TV, un chef de service à l’Hôpital Bichat annonçait fièrement mi-janvier 2020 que « par rapport à 2002 et 2003 où il y a eu le SRAS, on a beaucoup progressé, on a des armes pour lutter, on a un meilleur système de surveillance ».
Sur la même chaîne, un autre intervenant dit « spécialiste » croît prophétiser qu’il « n’y aura pas de foyer épidémiologique en France ». Tout cela témoigne d’une confiance excessive, ou aveugle, dans le fonctionnement des institutions publiques et dans leur capacité à répondre à des crises dont le caractère extrême et inédit est nié jusqu’au dernier moment.
Les conséquences d’une contamination sont alors elles aussi minimisées: Il ne s’agirait que d’une « gripette ». Le « taux de mortalité est très faible, ce n’est pas le Sras ». « La contagiosité peut facilement être évitée ». « Seules les personnes âgées de plus de 60 ans sont touchées ». Comme avec une crise financière, le retour à la réalité est violent !
Si de telles inepties ont été proférées sur les plateaux de télévisions, quelles sont celles qui ont été remontées au gouvernement dans le cadre de sa gestion de crise ?
Sans compter l’absence de consensus scientifique sur les distances de sécurité pour éviter la transmission par la toux: Serait-ce 1m, 1m50, 2m, 2m50 ou plus ? Les masques en tissu sont-ils utiles ou seuls les FFP2 ? Les municipales doivent-elles être maintenues au regard du risque sanitaire ? Les consensus, s’ils apparaissent, sont bien tardifs...
Toutefois, nonobstant ces conseils « contradictoires », ne peut-on pas, malgré tout, déceler une tergiversation coupable dans l’attitude du gouvernement ?
La réponse du gouvernement traduit une attitude de méconnaissance de la question sanitaire. En revanche, la réponse financière à obnubilé son intervention depuis la survenance du Covid-19.
Dans les aéroports français, il est recommandé fin janvier de porter un masque pour éviter la propagation du virus. Deux mois plus tard, les masques ne seraient plus vitaux pour la population mais devraient être réservés au personnel soignant et aux malades.
Or, les oreilles des français ont été martelées tout ce temps par les caractéristiques de cette maladie: Forte durée d’incubation et contagiosité préalable à l’apparition des premiers symptômes.
Théoriquement, dans ces conditions, tous les français devraient porter un masque dans les lieux publics, ne serait-ce que pour éviter que les porteurs asymptomatiques transmettent à tour de rôle le virus jusqu’à ce qu’un porteur manifestant les symptômes se manifeste. Et ils auraient dû porter ces masques depuis début février, en complément de gants en latex ou en vinyle sans poudre.
Plus tard, le gouvernement indique maintenir les municipales avant de se rétracter et de suspendre le deuxième tour des élections.
En mars, le gouvernement a récidivé en interdisant le port du masque pour les policiers chargés de contrôler et de veiller au bon respect des règles de confinement. Après la contestation des syndicats de police, rétropédalage du gouvernement: Le port du masque est désormais autorisé, depuis le 21 mars dernier...
D’un point de vue rétrospectif, des mesures drastiques auraient dû être prises dès l’identification des premiers foyers de contaminés en Italie et plus précisément en Lombardie, région limitrophe de la France. Les liens avec l’Italie sont tels que les frontières auraient dues être fermées immédiatement et la quarantaine sanitaire déclarée simultanément en Italie et en France. Voilà des mesures qui auraient été pénibles mais qui auraient eu le mérite d’évacuer toute responsabilité gouvernementale.
Comme avec les crises financières, viennent enfin les bails-out et autres sauvetages économiques ! Mais là aussi, au contraire des actions de résolution financière, on remarque que ça ne part pas forcément dans la bonne direction.
Emmanuel Macron a annoncé qu’« aucune entreprise, quelle que soit sa taille, ne sera livrée au risque de faillite ». Ce bail-out se chiffre à 300 milliards d’euros pour tous les prêts bancaires contractés auprès des banques. Cette ligne de budget est immensément supérieure à la somme qu’il aurait été nécessaire de payer pour produire et stocker 10 milliards de masques…
Un peu à l'image d'un Fonds de garantie et de résolution pour les faillites bancaires, un fonds de solidarité est conçu pour l’occasion, abondé par l’État, dont les conditions de fonctionnement doivent encore être déterminées en un temps record. Il faudra, tout comme la loi sur les retraites, broder rapidement et prier pour une validation du Conseil constitutionnel. Encore un creuset législatif qui n’arrangera pas le déficit public.
D’ailleurs, ces emblématiques annonces du chef de l’État sont d’ores-et-déjà rabotées à l’inférieur. Les PME peuvent certes voir leur loyer suspendus, sauf si le bailleur « ne peut se le permettre ». En ces temps de crise, il est difficile de concevoir que des opérateurs économiques, quels qu’ils soient, peuvent encore se permettre de ne pas percevoir des loyers… Tout au plus peuvent-ils accorder des délais ou un échelonnement des paiements.
En outre, de multiples difficultés juridiques émergent pour la mise en oeuvre de ces aides. Un effet de seuil mènera à des injustices économiques: Si le seuil de 70 % de perte en chiffre d’affaires est retenu, l’entreprise qui a résisté par sa vertu et son sens de l’anticipation ne sera en principe pas aidée si elle n’a perdu que 30% de son CA.
Les marchés financiers n’ont pas été dupés: Ils ont continué leur chute vertigineuse. Il aura fallu attendre le « monetary blitz » de 750 milliards d’euros de la Banque centrale européenne (BCE) pour connaître le premier véritable rebond technique depuis le début de cette crise.
Au final, a-t-on échangé, « tradé » un risque sanitaire contre un risque financier ? Est-ce qu’une nouvelle crise économique bien plus importante que celle de 2008 se profile ? Après la mise à l’épreuve de la gestion du risque sanitaire, vient désormais celle du risque financier...
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